29.
— Ainsi, conclut Kenhir, atterré, c’était donc lui... Lui, le traître et l’assassin !
— N’allons pas trop vite en besogne, recommanda Paneb.
— C’est bien sa marque personnelle, ici, sur cette tablette !
— Pour le moment, nous ne pouvons l’accuser que d’abus d’autorité.
— Ne comprends-tu pas qu’il a tenté de te discréditer pour prendre ta place et tirer ainsi bénéfice de ses crimes ? Il faut convoquer immédiatement le tribunal.
— Interrogeons d’abord le suspect, proposa la femme sage.
— Cette preuve ne suffit-elle pas ?
— Je vais le chercher, décida Paneb.
Claire était sereine, Kenhir impatient.
Quand le maître d’œuvre revint avec l’artisan soupçonné des pires méfaits, le scribe de la Tombe se leva et planta son regard dans le sien.
— Alors, Ouserhat le Lion, qu’as-tu à dire pour ta défense ?
Le chef sculpteur parut abasourdi.
— Ma défense... Mais de quoi suis-je accusé ?
— La tête et le poitrail du lion, c’est bien ta marque ?
Avec une colère froide, Kenhir montra à Ouserhat la tablette en bois.
— Oui, c’est bien la mienne.
L’accusé lut rapidement le texte.
— Je n’ai jamais écrit ça ! D’où provient ce document ?
— Comme si tu l’ignorais !
— Mais bien sûr que je l’ignore ! s’emporta le chef sculpteur au torse impressionnant. Et je ne permets à personne de douter de ma parole !
— C’est le général Méhy qui me l’a remis, révéla Paneb.
— Je ne fréquente pas les bureaux de l’administration. N’est-ce pas le rôle du scribe de la Tombe et des chefs d’équipe ?
— Méhy a reçu cette tablette au courrier.
Le trouble d’Ouserhat ne dura qu’un instant.
— Quelqu’un a imité ma marque.
— Peux-tu le prouver ? demanda Kenhir, acerbe.
— D’abord, il y a ma parole de Serviteur de la Place de Vérité. S’il le faut, je jurerai devant Maât et le tribunal que je n’ai pas écrit cette tablette. Ensuite, lorsque j’imprime ma marque personnelle, c’est toujours sur la pierre et jamais sur du bois. Les sculpteurs vous le confirmeront. Vous en faut-il davantage ?
Kenhir fit la moue.
— C’est suffisant, jugea Paneb.
— Quelqu’un a tenté de nous discréditer, toi et moi, estima Ouserhat le Lion.
Lorsque le chef sculpteur fut sorti, la tête haute, le scribe de la Tombe laissa éclater son mécontentement.
— Il est nécessaire de parler à Sobek de cet incident afin qu’il surveille de très près les allées et venues d’Ouserhat le Lion.
Pensif, le maître d’œuvre acquiesça.
Ce matin-là, Kenhir s’était réveillé avant Niout la Vigoureuse qui devait entreprendre une fumigation complète de sa maison, bureau y compris. Résigné, il avait préféré sortir de chez lui sans se laver les cheveux pour aller contempler sa tombe, illuminée par les rayons du soleil levant.
Taillée dans une roche plutôt pauvre, à l’extrémité du cimetière en terrasse, elle comportait une chapelle austère mais dotée d’une niche où le scribe de la Tombe, éternellement jeune, était représenté face à Osiris, Hathor et Isis. Ce privilège fabuleux lui faisait oublier l’inachèvement de sa « Clé des songes ».
En contemplant le pyramidion pointu qui dominait sa demeure d’éternité, selon la tradition architecturale réservée aux membres importants de la confrérie, le vieux scribe pensa que sa meilleure œuvre était le Journal de la Tombe où il avait relaté les grands et les petits événements marquant l’existence de la Place de Vérité.
La lumière anima l’un après l’autre les pyramidions, faisant revivre les stèles à fronton cintré inscrites dans des lucarnes ; elles montraient les défunts adorant à genoux la barque solaire, entourée de cynocéphales acclamant la naissance du jour. Bientôt, Kenhir irait rejoindre les ancêtres, avec l’espoir d’être jugé sans trop de sévérité par les vivants.
— Déjà levé, Kenhir ?
La voix puissante du maître d’œuvre fit sursauter le vieillard.
— Avec l’âge, on dort moins... Et je voudrais savourer chacun des matins qui me restent encore dans ce village où j’ai connu tant de bonheurs.
— Souhaitez-vous que j’embellisse votre demeure d’éternité ?
— Pour moi, tout est prêt depuis longtemps ; il faudrait plutôt t’occuper de la tienne. La tombe d’un maître d’œuvre doit faire honneur à son rang.
— Entendu... Mais je dois envoyer une équipe dans la Vallée des Rois pour mettre au net les abords des tombes royales.
— Excellente idée, Paneb. Je me sens trop fatigué pour me rendre là-bas... Imouni me remplacera.
Le maître d’œuvre sourit.
— Un peu d’exercice fera le plus grand bien à ce petit scribe. À force de rester enfermé avec ses papyrus, il risque de se momifier avant l’heure.
Célibataire endurci, redoutant les femmes plus qu’une maladie envoyée par la déesse lionne Sekhmet, le scribe assistant Imouni entretenait lui-même sa modeste maison du quartier ouest, sise à côté de celle du chef de l’équipe de gauche. Étant donné sa position, il aurait eu droit à plusieurs heures de ménage à un tarif avantageux, mais le petit moustachu à la face de rongeur préférait garder l’intégralité de son salaire.
Depuis plusieurs mois, Imouni souffrait d’aigreurs d’estomac dont il connaissait trop bien la cause : Kenhir semblait immortel et Paneb était devenu le chef de la confrérie. La situation ne pouvait être pire, et ce n’était pas en nettoyant ses pinceaux quinze fois par jour et en grattant sa palette jusqu’à l’user qu’il trouverait une solution pour devenir scribe de la Tombe et mettre Paneb au pas.
Pourquoi le vieux Kenhir ne partait-il pas à la retraite après avoir désigné son assistant comme successeur ? Imouni accomplissait sa tâche à la perfection, tenait une comptabilité sans faille et n’autorisait pas la moindre tricherie. Grâce à lui, la gestion de la confrérie était inattaquable. Et comme il savait observer les uns et les autres sans se faire remarquer, il avait beaucoup appris sur les techniques des artisans ; un jour, il serait capable d’être non seulement scribe de la Tombe mais aussi supérieur des deux équipes. Encore fallait-il se débarrasser légalement de Paneb qui s’opposerait toujours à ses légitimes ambitions.
On frappa violemment à sa porte, Imouni lâcha son pinceau.
— En route ! ordonna Nakht le Puissant.
Le petit scribe ouvrit.
— En route vers où ?
— La Vallée des Rois, opération nettoyage.
— Mais c’est le scribe de la Tombe qui...
— Kenhir est fatigué, tu le remplaces. Nous, on est prêts et on n’aime pas attendre.
Imouni rassembla à la hâte le matériel indispensable et courut derrière l’équipe restreinte qui partait pour la Vallée.
— C’est sûr... Ce n’est pas le cœur ? questionna Paï le Bon Pain, angoissé.
— Tout à fait certain, répondit la femme sage. Sa voix est claire, l’énergie qu’il émet circule sans difficulté dans les canaux de ton corps.
— Il s’est quand même emballé !
— Un symptôme alarmant, je le reconnais, mais une cause sans gravité. Rien de plus qu’un excès de nervosité.
— Et... ça se reproduira ?
— Tout dépend de toi, Paï ; je suppose que tu es tombé sous le coup d’une violente colère dont les effets sont à peine dissipés.
Le dessinateur regarda ses orteils.
— Il y a du vrai...
— Pourquoi ce manque de maîtrise ?
— À cause de ma femme... Elle s’est plainte des difficultés de l’existence, au village, surtout de la surveillance qu’exercent sur nous Sobek et ses policiers.
— A-t-elle envie de partir ?
— Plus ou moins... Moi, j’ai mis les choses au point, le ton est monté et j’ai tapé du poing sur notre coffre à linge.
— Si ton épouse éprouve réellement le désir de quitter la Place de Vérité, elle est libre, rappela Claire, et ce ne sont pas tes colères qui pourront la retenir.
— Je le sais, concéda Paï, mais la raison de cette querelle n’était pas aussi sérieuse... En fait, ma femme me reprochait de boire un peu trop avec les autres dessinateurs et de ne pas m’occuper assez des réfections indispensables dans notre maison... Je lui promets une nouvelle cuisine depuis plus d’un an, mais il y a tellement de fêtes à célébrer et de banquets à organiser !
La femme sage sourit.
— Lorsqu’un artisan fonde une famille, ne doit-il pas lui assurer l’harmonie ?
— Si je fais le nécessaire, mon cœur ira-t-il mieux ?
— Sans aucun doute.
Malgré l’effort physique, Imouni était fier de remplacer le scribe de la Tombe et de surveiller, seul, l’activité des artisans. Aplanir les abords des tombes royales et transporter hors de la Vallée des Rois les débris de pierre qui l’encombraient n’était pas un mince travail ; mais l’équipe composée de Casa le Cordage, Féned le Nez, Karo le Bourru, Nakht le Puissant et Didia le Généreux ne manquait pas d’énergie. Les autres artisans de l’équipe de droite étant affectés à la construction de la tombe de Paneb, les cinq hommes avaient hâte de mener leur tâche à bien pour pouvoir les rejoindre.
— Cet avorton m’énerve, confia Casa à Féned. Si on lui faisait tomber un bloc sur le pied, il nous laisserait tranquilles.
— Ne lui prête aucune attention.
— Quand je vais uriner, il le note sur sa tablette ! Kenhir n’est pas drôle, mais lui, au moins, il connaît les limites à ne pas dépasser.
— Imouni est inoffensif, jugea Karo le Bourru. À condition, bien sûr, qu’il ne tente pas d’intervenir dans notre manière de travailler.
— Il déteste notre maître d’œuvre, remarqua Didia.
— Le crois-tu capable de lui nuire ? questionna Nakht.
Le charpentier hocha la tête.
— Ne divaguons pas, recommanda Féned. Jamais ce petit moustachu n’osera s’attaquer à notre colosse. Tout ce que désire Imouni, c’est le poste de scribe de la Tombe. Et je vous parie que le vieux Kenhir lui jouera un tour à sa façon pour lui barrer la route.
— Tu prêtes à Kenhir de bien mauvaises intentions, jugea Casa le Cordage en passant la main dans ses cheveux noirs.
Imouni s’approcha du groupe.
— Quand comptez-vous terminer ? interrogea-t-il d’une voix onctueuse.
— Plus tôt que prévu si tu nous donnais un coup de main, répondit Didia.
— Ce n’est pas mon rôle ! protesta le scribe.
— On terminera quand on terminera, assena Nakht d’une voix de basse.
— La température est plutôt clémente, vous pourriez presser l’allure.
Nakht le Puissant opposa sa masse au scribe assistant.
— Tu surveilles mais tu ne conseilles pas... On est bien d’accord ?
Imouni recula d’un pas, les artisans lui tournèrent le dos et continuèrent à remplir les couffins de débris de calcaire qu’ils utilisaient pour consolider des murets de protection empêchant d’éventuels torrents de boue d’endommager les portes des tombes royales.
Ils finirent par les abords de la sépulture du pharaon Mérenptah où Féned découvrit quelques beaux blocs de calcaire qui, retaillés, mériteraient d’être réutilisés.
— Si on faisait une surprise à notre maître d’œuvre ? proposa-t-il a ses compagnons.
Tous approuvèrent.
— Ça va quand même être lourd à transporter, observa Casa le Cordage.
— On n’est pas des mauviettes, trancha Nakht.
Quand ils sortirent de la Vallée, porteurs de leur fardeau, aucun ne remarqua le sourire ironique d’Imouni.